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EnquêteMines et métaux

En Ariège, le projet de mine de Salau conduit à un paradis fiscal

La société Variscan mines a obtenu un permis de recherche exclusif pour extraire du tungstène du sous-sol du hameau de Salau, en Ariège. Le projet inquiète à cause de la présence d’amiante et interroge car le financeur de l’opération, Juniper Capital Partners, est une société de capital-risque basée dans un paradis fiscal.

Cet article de Médiacités est publié en partenariat avec Reporterre.


Le 11 février 2017, l’ex-premier ministre Bernard Cazeneuve et son secrétaire d’État à l’Industrie, Christophe Sirugue, ont accordé un permis exclusif de recherche minière à la société Variscan mines. Objet : débusquer du tungstène dans les sous-sols de Couflens-Salau, dans les Pyrénées ariégeoises. Ce faisant, ils ont lancé un signal en direction des prospecteurs de métaux précieux : la France doit redevenir un pays minier et tant pis si, comme dans ce dossier, le financement de l’opération implique la présence d’une société de capital-risque planquée dans un paradis fiscal. Tant pis aussi si la présence d’amiante avérée est mise en doute par des experts maison peu compétents pour parler de cette problématique. Et même s’il a demandé à Variscan une expertise indépendante sur le sujet, l’État nie ouvertement les cas de morts et de maladies pulmonaires contractées il y a plus de trente ans par d’anciens mineurs qui exploitaient, déjà, le tungstène de Salau.

Petit retour en arrière. Quand, à la fin des années 1950, des ingénieurs du BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières), l’établissement public compétent en matière de sols et sous-sols publics, déboulent dans le hameau de Salau, sur la commune de Coufflens, ce n’est pas pour contempler la splendeur sauvage des montagnes environnantes. Perdu aux confins de la haute vallée du Salat, à environ trois kilomètres de l’Espagne, le secteur de Salau est connu pour abriter du tungstène. Et nos compères vont donc flairer un gros filon qui s’étend sur un pan de montagne, entre 1.230 et 1.850 mètres d’altitude.

« Les conditions de rémunération à Salau étaient très intéressantes » 

Le tungstène, un métal dur, n’a pas son pareil pour résister aux très hautes températures (jusqu’à 3.400 °C). Idéal pour confectionner des outils de découpe et d’usinage (tournage, fraisage, forage…), il est particulièrement prisé par l’industrie militaire pour le blindage des chars et, de nos jours, par l’industrie nucléaire, qui l’utilise dans la confection des cœurs et parois de réacteurs. Bref, un métal stratégique.

En 1967, la société minière d’Anglade, la SMA, fraîchement créée (avec le BRGM en tant que principal actionnaire), décide d’ouvrir une mine pour exploiter ce tungstène. Une route de 4 kilomètres est creusée à travers la montagne pour relier le village de Salau au filon. 26 kilomètres de galeries sont percés dans la montagne, des bureaux administratifs et des ateliers de stockage sortent de terre. Les mineurs affluent du Calvados, de Lorraine, de Pologne, du Maroc… Au total, 146 personnes, dont la moitié s’installent dans le hameau de Salau, qui connaît un développement fulgurant. L’employeur fait construire en plein cœur du village 73 logements pour y héberger gratuitement les mineurs et leurs familles. L’école est réhabilitée et affiche complet avec 55 élèves. « En définitive, nous avions des salaires que vous ne retrouviez nulle part ici. Si on ajoute à cela les avantages en nature, les conditions de rémunération à Salau étaient très intéressantes », racontait en 2011, l’ancien maire Henri Dénat, qui travaillait dans un atelier de la mine.

Carte des réserves en tungstène de la mine de Salau.

De 1971, date de son ouverture, à 1986, la mine va tourner à plein régime. 12.400 tonnes de tungstène vont sortir des entrailles de la montagne. Et puis, subitement, le marché mondial se contracte. Trop d’offre, pas assez de demande, et surtout une concurrence chinoise impitoyable qui va tirer les prix vers le bas et plomber le cours de ce métal.

La société minière d’Anglade ne voit pas l’intérêt d’exploiter un filon à perte. Les politiques locaux montent alors au créneau pour sauver le navire en allant à la pêche aux aides publiques. Fin juillet 1986, Robert Naudi, président du conseil général de l’époque, fait le forcing auprès d’Alain Madelin, alors ministre de l’Industrie, en l’implorant de mettre la main à la poche. Réponse cinglante de Madelin, le 8 septembre 1986 : « Il n’est pas possible d’assurer en permanence, par des crédits publics, l’équilibre d’exploitation de cette mine. Aucune mesure industrielle n’est envisageable pour les chantiers en voie d’épuisement. Un soutien public a en particulier été apporté à la réalisation de travaux de recherche d’autres gisements de meilleure qualité. » Traduction, le filon s’essouffle et, en plus, le tungstène de Salau n’est pas terrible. Circulez… Le 24 décembre 1986, l’industriel ferme la mine, en laissant dans les sous-sols 3.400 tonnes de tungstène et, sur le carreau, les 128 derniers mineurs, qui sont licenciés aussi sec. Joyeux Noël !

Une variété d’amiante particulièrement dangereuse qui se planque dans le minerai 

« La société des mines d’Anglade a donné six mois à ses employés et à leurs familles pour plier bagage. Et entre le 14 juillet et le 17 juillet 1987, on est passé du village le plus peuplé de la commune avec 250 personnes, à un hameau sinistré où il ne restait plus qu’une dizaine d’âmes. Ce fut un choc terrible », se souvient Henri Richl, actuel maire de Coufflens-Salau, lui aussi ancien employé de la mine. En partant, l’industriel va abandonner quelques petits souvenirs. Deux énormes tas de déchets d’un total de 700.000 m3, bourrés d’amiante, d’arsenic, de cuivre, de fer, de cadmium, de zinc, de bismuth. Le premier, sur le bord de la route qui relie Salau à la mine. Le second, c’est le carreau de la mine, là où se trouvent les ruines des anciens locaux. Avec leur couleur vive orangée, impossible de les louper. Et puis, des fibres d’amiante dans les poumons d’anciens mineurs.

Des vestiges de l’exploitation minière de Salau.

En 1983, trois ans avant la fermeture de la mine de Salau, plusieurs mineurs déclarent des asbestoses, une maladie qui détruit les tissus pulmonaires et entraîne une insuffisance respiratoire. Branle-bas de combat, le laboratoire de chimie de la caisse régionale d’Assurance maladie d’Aquitaine et le BRGM vont procéder à des prélèvements d’air et de poussières. Résultats : « confirmation de la présence d’actinolite dans l’air sur tous les sites contrôlés » ou encore « de l’actinolite fibreuse classée comme amiante est présente dans les roches de la mine de Salau », écrit en décembre 1983 et janvier 1984, dans deux rapports distincts, Jean-Luc Boulmier, docteur ès sciences physiques et ingénieur au BRGM. Cette actinolite est une variété d’amiante particulièrement dangereuse qui se planque dans le minerai. Même si le directeur de la mine de l’époque reconnaît sa présence à plus de 50 % dans les poussières de la mine, il fait le forcing pour que la sécurité sociale ignore ces cas d’asbestose, qui pourraient donner droit à des reconnaissances de maladies professionnelles.

Les mineurs font alors appel à Henri Pézerat, le physico-chimiste et toxicologue qui allait obtenir, quelques années plus tard, en 1997, l’interdiction de l’amiante. Après avoir analysé des échantillons du minerai de Salau, fournis par les mineurs ou prélevés dans les stériles de la mine, il établit, en 1984 et 1985, deux rapports, dans lesquels il identifie à son tour cette actinolite, qui se présente sous la forme de « microcristaux de forme allongée, dispersés dans la roche et invisibles à l’œil nu » et conclut que « la dizaine de cas de fibroses, naissantes ou bien caractérisées, observées sur les 100 ou 150 personnes exposées à Salau depuis moins de 15 ans, est due essentiellement à une surexposition aux poussières d’actinolite ».

« On m’a trouvé des fibres d’amiante dans les poumons » 

Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de recherche médicale (Inserm), spécialiste de la santé au travail, était aux côtés d’Henri Pézerat pour aider les mineurs à faire reconnaître leur maladie professionnelle : « En mai 1986, nous avons recensé 14 cas d’atteintes respiratoires. Soit, quatre asbestoses confirmées, dont deux seront finalement reconnues en maladies professionnelles, cinq autres asbestoses diagnostiquées, mais non reconnues officiellement, trois cas de silicose, dont deux reconnues en maladies professionnelles et deux décès par cancers broncho-pulmonaires. »

Dans l’air, dans les poussières, dans la roche, l’amiante était présent partout. Sept mois plus tard, avec la fermeture de la mine, la situation va se résoudre toute seule : la majeure partie des mineurs va quitter la région ou la France. Leur départ précipité empêche la mise en place de statistiques sur les cas déclarés et reconnus en maladies professionnelles, ou tout bêtement un recensement de victimes. En fait, pour la direction de la mine cette fermeture s’est avérée être une sacrée aubaine.

Mais certains ne vont rien lâcher. Madeline Audoir, 88 ans, ancienne infirmière de la caisse minière qui couvrait les mineurs de Salau, va tenir les comptes : « Après 1986, je connais sept anciens mineurs qui sont morts, essentiellement à cause du cancer du poumon. » Martin Hernandez, qui a travaillé quinze ans à Salau, faisait partie des mineurs qui ont fait appel à Henri Pézerat : « On m’a trouvé des fibres d’amiante dans les poumons. » Et d’énumérer les noms de quinze de ses anciens collègues morts à la suite d’une asbestose ou d’un cancer des poumons.

« Travaux réalisés par un étudiant dans le cadre de son mémoire » 

Tout ce passé aurait dû rester coincé au fond de tiroir. Oui, mais voilà, le 9 décembre 2014, la société Variscan mines dépose une demande de permis exclusif de recherche pour gratter une fois de plus les sous-sols de Salau. Cette start-up de la recherche minière à capitaux australiens a été créée en France en 2010. Elle a aujourd’hui à son actif sur le territoire pas moins de neuf demandes de permis d’exploration minière. À sa tête : Jack Testard, président, ancien responsable des ressources minérales au BRGM, et Michel Bonnemaison, directeur général, ancien chef de service des ressources minérales, lui aussi au BRGM. Deux personnages qui, de par leur carrière, ont eu accès à toutes les informations géologiques clés du territoire. À Salau, ce qui les intéresse, c’est bien évidemment le tungstène, mais aussi l’or, l’argent, le zinc, le plomb, le cuivre, le bismuth et l’étain. Et pour eux, même si les sous-sols ont déjà été visités, il ne reste pas 3.400 tonnes de tungstène dans les entrailles de Salau, mais « au minimum 40.000 tonnes, jure Michel Bonnemaison. Et si on prend l’ensemble du potentiel géologique, on est sur 200.000 tonnes. Nous sommes sur le premier gisement de tungstène européen. De quoi assurer l’indépendance de la France. »

Ses sources ? « Nos études scientifiques récentes appuyées par une société locale de R&D (e-Mines) et des travaux de recherches universitaires ont en effet montré que ce matériau stratégique est en quantité et qualité suffisantes pour justifier une reprise industrielle », se vantait en janvier dernier Jack Testard. « Ce sont les travaux réalisés par un étudiant dans le cadre de son mémoire qui ont rendu ces estimations possibles. Il a rencontré un ancien géologue de la mine qui avait conservé des sondages et des analyses d’exploitation. Il les a récupérés pour les incorporer dans un modélisateur 3D », enchérit Michel Bonnemaison. Cet étudiant avait fait son stage pratique à Variscan mines. Ses directeurs de thèse sont les enseignants-chercheurs Philippe d’Arco, de l’université Pierre-et-Marie-Curie de Paris et Éric Marcoux, de l’université d’Orléans. Ce dernier est également consultant-expert dans l’équipe technique de Variscan mines. Quant à la société e-Mines, qui fait du conseil et de l’expertise dans le domaine minier, elle a été créée en 2011 par Michel Bonnemaison.

Quant à l’amiante, « c’est du buzz ! Un groupuscule qui agite la peur et qui veut nous faire croire à un Tchernobyl amiantifère », jure Michel Bonnemaison. Sur quoi fonde-t-il ses conclusions ? « En 2015, deux universités ont réalisé des études scientifiques très sérieuses. Elles n’ont rien trouvé. » Effectivement, fin août 2015, les deux mêmes profs, Eric Marcoux et Philippe D’Arco, accompagnés de Michel Bonnemaison, ont effectué trois prélèvements aux alentours de la mine. Ces prélèvements ont donné lieu à des analyses et à deux rapports qui se concluent de la même manière : « Aucun indice d’amiante n’a été détecté. » Deux rapports rédigés par deux profs qui ne sont en aucun cas des spécialistes de l’amiante, mais qui remettent en cause trente ans de recherches et travaux (dès 1977 le chercheur en géologie Pierre Soler parle d’amiante dans le gisement de Salau)… Il fallait oser !

En tout cas, ces données ont jeté le doute jusqu’au plus haut sommet de l’État, puisqu’aujourd’hui une nouvelle expertise scientifique indépendante (on ne connaît toujours pas le nom des experts), payée par Variscan mines, est en route pour vérifier s’il y a bien de l’amiante à Salau. « Si l’évaluation des risques conclut à un risque non maîtrisable pour la santé des riverains et celles des travailleurs, l’autorisation de travaux d’exploration miniers ne sera pas accordée et ceci de façon définitive », promet Laurence Danand, à la direction générale de la Santé. « On se croirait revenu au milieu des années 1980, à une époque où les industriels s’obstinaient à faire croire qu’un usage contrôlé de l’amiante était possible », peste Annie Thébaud-Mony, de l’Inserm.

Un super tour de passe-passe 

Pour engager les travaux de recherche, Variscan mines a promis-juré d’injecter 25 millions d’euros. Sauf que cette société de taille modeste, qui s’appuie uniquement sur le capital-risque pour financer ses opérations, a beau être douée pour la spéculation boursière et s’enrichir principalement par les effets d’annonces, elle n’a pas un rond en poche. Pour lancer un tel projet, elle a tissé un partenariat d’entreprise en participation avec Juniper Capital Partners, une société de capital risque dont la tête est domiciliée dans les Iles Vierges britanniques, dans un beau paradis fiscal.

Juniper doit poser les 25 millions d’euros sur la table. Et, d’après le contrat qui lie ces deux sociétés [1], du moment que Juniper met la main à la poche, elle prend automatiquement le contrôle de l’entreprise en participation. Et devient donc l’acteur majeur de ce dossier. Ce qui revient à accorder ce permis à une société dont le siège social se trouve dans un paradis fiscal.

-  Télécharger le contrat :

Contrat entre Variscan et Juniper.

« Bien qu’un tel financement soit légal, explique Mélusine Binder, chargée de mission communication au cabinet de Christophe Sirugue, secrétaire d’État à l’Industrie jusqu’en mai 2017, il a été jugé non acceptable par le ministre. Nous avons donc demandé à l’été 2016 à Variscan mines de rechercher d’un autre financeur. Variscan mines a trouvé le fond australien Apollo et nous en a fait part par écrit. » Sauf qu’en réalité, celui qui a les fonds, c’est encore et toujours Juniper Capital Partners. Et ce, grâce à un super tour de passe-passe signé Michel Bonnemaison. En novembre 2016, il a créé Ariège tungstène, qui participe (à hauteur de 80 %) à la création en janvier 2017 de la société Les Mines du Salat. C’est cette dernière qui, à terme, sera propriétaire du permis de recherches. Le 14 mars, Ariège tungstène est rachetée par Apollo Minerals, le fonds australien, qui devient donc, par ricochet, actionnaire majoritaire des Mines du Salat. Apollo Minerals bombarde aussitôt à la tête d’Ariège tungstène deux directeurs : Michel Bonnemaison et un dénommé Ajay Kejriwal, qui apparaît soit en tant que consultant, soit en tant que directeur général, à Juniper Capital Partners. En fait, derrière Apollo Minerals se camoufle Juniper Capital Partners. Priée de prendre la porte par l’État, cette société sulfureuse est donc revenue par la fenêtre. Magnifique ! D’ailleurs Bonnemaison ne s’en cache pas : « Oui, Juniper est le financier de cette opération. Et si on trouve ce qu’on vient chercher, Apollo Minerals devra payer Juniper. »

Quant aux deux entreprises françaises, que ce soit Ariège tungstène ou Les Mines du Salat, ce sont deux belles coquilles vides. Toutes deux domiciliées à la même adresse, en Ariège, dans la maison natale de Michel Bonnemaison. Cette adresse abrite également les locaux d’e-Mines, la société de conseil de Bonnemaison. Sauf que, si à l’entrée de la demeure, e-Mines a bien une plaque professionnelle, Ariège tungstène et Les Mines du Salat n’apparaissent sur aucune des boîtes aux lettres.

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